Entretien avec Nicole Lattès, éditeur de Matthieu Ricard

Nicole Lattès explique pourquoi elle a édité les deux livres* les plus lus de Matthieu Ricard et les motivations d’une quête intérieure qui l’a conduite au Népal, au monastère de Shechen, le monastère de Matthieu Ricard.

par Sofia Stril-Rever

Sofia Stril-Rever : Nicole Lattès, vous avez édité les deux livres les plus lus de Matthieu Ricard, Le Moine et le philosophe, puis L’infini dans la paume de la main. En 1997, quand vous avez publié Le Moine et le philosophe, Matthieu n’était pas aussi connu qu’il l’est aujourd’hui. Qu’est-ce qui a motivé votre décision éditoriale à l’époque ?

Nicole Lattès : {{}}Je n’avais pas rencontré Matthieu avant le projet du premier livre de lui que j’ai édité, Le Moine et le philosophe. A vrai dire, je ne connaissais même pas son existence. En revanche, j’étais très liée à Jean-François Revel, son père, dont les éditions NIL ont publié une Histoire de la philosophie. Je savais bien sûr que Jean-François Revel avait plusieurs enfants mais j’ignorais que l’un d’eux était moine bouddhiste. C’est en lisant un reportage dans Le Figaro Magazine que je l’ai découvert.

Je me rappelle ma surprise de voir côte à côte deux personnalités très proches ayant un lien de sang, un lien de père et de fils, très proches donc et cependant fondamentalement différentes. Jean-François Revel est un philosophe cartésien, un écrivain, un journaliste profondément marqué par la pensée de son époque ; Matthieu est spirituel, il a fait le choix de suivre des maîtres tibétains, de devenir moine bouddhiste.

S. S-R : C’est le contraste entre le père et le fils, entre leur choix de vie qui, initialement, vous a donné l’idée de les engager à se rencontrer dans un livre dialogué ?

Nicole Lattès : D’autres éditeurs ont eu également cette idée. Il y avait en effet un potentiel très riche dans ce face à face qui permettait d’amorcer et de développer un questionnement sur l’introduction du bouddhisme et de ses valeurs en Occident. J’ai donc téléphoné à Jean-François Revel qui, à ma proposition, a répondu : « Pourquoi pas ? » Comme Matthieu devait venir en France deux mois plus tard, nous avons décidé que s’il en était d’accord, nous définirions avec lui un vrai projet éditorial.

S.S-R : Comment s’est passé la rencontre avec Matthieu qui était pour vous une première rencontre ?

Nicole Lattès : Dans toute rencontre que la vie nous donne, que ce soit avec un auteur ou avec des êtres qui deviendront ou non des amis, il y a l’imprévu de quelque chose qui se passe ou ne se passe pas. La rencontre avec Matthieu a été une vraie rencontre qui a conduit à un échange profond, authentique. Et très vite nous nous sommes mis au travail.

S.S-R : Matthieu a adhéré volontiers à l’idée de ce dialogue ?

Nicole Lattès : Je crois que le succès de ce livre tient au fait qu’il y a eu une vraie rencontre entre le père et le fils et que l’un et l’autre ont été profondément heureux de se parler ainsi au fil des pages. Il s’agit d’un échange vivant et riche, sans temps mort, qui s’est fait dans la facilité et une certaine forme de joie. Joie d’être ensemble, joie de rebondir sur les réponses qui ont amené d’autres questions, et plaisir intellectuel de s’opposer et de débattre.

S.S-R : Il n’y a pas eu d’intermédiaire, de tierce personne ? Matthieu et son père ont entièrement construit ce livre eux-mêmes ?

Nicole Lattès : Ce livre est leur livre, un face à face direct, sans questions ou réponses arrangées. Même s’il y a eu un vrai travail d’écriture à partir des enregistrements, c’est la dimension de la rencontre du père et de son fils qui donne du sens au Moine et au philosophe. Et ce qui est intéressant est le rapprochement que crée l’écriture de ce livre entre deux personnalités que leur choix de vie a éloignées.

S.S-R : Matthieu n’incarne-t-il pas le dialogue, un dialogue qui s’effectue à travers lui entre l’Occident et la tradition spirituelle tibétaine ?

Nicole Lattès : Certainement. D’où l’impact sur le public de livres tels que Le Moine et le philosophe ou du livre écrit avec l’astrophysicien, Trinh Xuan Thuan, L’Infini dans la paume de la main. Matthieu sait s’exprimer avec une simplicité remarquable et une grande intelligence sur des sujets qui nous concernent tous. Il a un fond de culture occidentale, y compris de culture scientifique avancée. Et en plus, il a fait le choix de la voie bouddhiste. Il a passé sept ans sans revenir du tout en France, il a étudié plusieurs années avant de prendre un engagement complet dans la vie spirituelle.

S.S-R : Y aura-t-il d’autres dialogues sur ce modèle qui a fait ses preuves ? Matthieu disait en riant qu’il pensait à un livre qui pourrait s’intituler Le Moine et le marin pêcheur ou à un Matthieu et Matthieu, le deuxième Matthieu étant un frère d’une abbaye bénédictine ?

Nicole Lattès : Oui, on s’était amusé à imaginer une série de titres de dialogues, dont ceux que vous citez. Mais ce serait artificiel de vouloir faire une série à partir d’un modèle tout fait, fonctionnant pour ainsi dire mécaniquement. Je ne pense pas que ça corresponde du tout à la personnalité profondément authentique de Matthieu, et je ne suis jamais pour les clones des succès.

Matthieu est de plein pied avec la réalité, avec la vie et cela dans une vraie spontanéité. Il n’est pas coupé du monde. Rien de ce qu’il dit n’est abracadabrant, ni étrange ou étranger. Il n’est pas décalé par rapport aux modes d’expression culturels contemporains. Il connaît la musique, est informé des découvertes scientifiques et technologiques. Il est en relation avec le monde, mais dans une dimension spirituelle. C’est ce qui fascine dans sa personnalité. On ne peut qu’être réceptif à son message et désirer le suivre dans sa quête, dans son voyage intérieur qui donnent du sens à notre propre recherche de sens.

S.S-R : Vous avez suivi Matthieu. Je crois que vous êtes allée deux fois le retrouver au Népal ?

Nicole Lattès : C’est juste. J’ai de l’amitié et de l’estime pour Matthieu. J’ai aussi confiance en lui. J’ai eu envie de le rencontrer dans son monastère de Shechen. J’y ai vu des gens remarquables, étonnants, les enseignants, le cuisinier, les petits moines et d’autres. Je voulais voir vivre un monastère de l’intérieur. Je suis remplie d’admiration pour tout ce qu’ont fait Rabjam Rinpoche comme Matthieu Ricard. Lors de mon deuxième voyage au Népal, je suis partie une semaine à pied, dans les montagnes avec Matthieu, en compagnie d’une jeune femme avocate à Bruxelles et d’un médecin français de Katmandou. Nous nous sommes rendus dans un petit monastère où vit un grand lama, Trulshik Rinpoche, à Maratika, un lieu saint du Népal. A travers le partage qu’a représenté cette marche, j’ai appris à apprécier Matthieu encore plus et sa manière d’être est en soi un enseignement.

S.S-R : Vous connaissiez Matthieu et le bouddhisme à travers des lectures. Vous avez découvert la dimension de réalité concrète dans laquelle ils sont enracinés ?

Nicole Lattès : C’est vrai. J’avais fait quelques lectures et celle qui m’a le plus marquée est probablement Le Livre tibétain de la vie et de la mort de Sogyal Rinpoche. Je l’avais lu trois ans avant ma rencontre avec Matthieu. Ce livre m’a fait réfléchir, je n’oserais pas dire qu’il m’a inspirée ! Mais mon approche est restée décalée, superficielle. On se fait à tort l’idée que le bouddhisme pourrait être facile. Il faut beaucoup de temps pour en comprendre et en assimiler les notions. J’ai réalisé cela à travers la rencontre avec Matthieu qui m’a beaucoup enrichie humainement. Je pense que trop souvent dans la présentation qui en est faite, on réduit malheureusement le bouddhisme à un gadget. Ce n’est pas cela et tous les enseignants le disent : quelle que soit la spiritualité que nous avons choisie, elle doit nous permettre de réfléchir, de vivre une relation différente à autrui, d’être un peu meilleur, plus indulgent, plus compréhensif. Être plus proche de Matthieu, dans l’environnement de son monastère, m’a permis de comprendre tout cela.

S.S-R : Pour conclure, comment définiriez-vous en quelques mots ce que vous avez appris au contact de Matthieu et des moines de Shechen, son monastère ?

Nicole Lattès : De voir vivre Matthieu et les moines de Shechen représente un approfondissement à travers des choses très simples, un enseignement très concret au quotidien. Je me suis enrichie principalement de ressentir leur joie.

· Le Moine et le philosophe, dialogue de Jean-François Revel et de Matthieu Ricard, Paris, 1997, ed. NIL

· L’Infini dans la paume de la main, dialogue de Matthieu Ricard et de Trinh Xuan Thuan, Paris, 2000, ed. NIL

Novembre 2000




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