« Je travaille pour changer la vie… »
Vincent Bardet, moine zen, directeur de la collection Points Sagesses au Seuil, parle de son œuvre d’éditeur au service du Dharma. Simultanément porteur de la tradition et engagé dans son époque, il œuvre pour changer la vie et créer une société éveillée.
par
Sofia Stril-Rever
Sofia Stril-Rever : Comment a commencé la collection Points Sagesses au Seuil ? Vincent Bardet : C’est une idée des fondateurs du Seuil, Jean Bardet, mon père, et Paul Flamand. En 1974, ils inaugurent les séries de poche Points Romans, Points Essais et Points Sagesses. Le concept de la collection et la maquette, avec dans un point central la photo de couverture, sont restés inchangés depuis près de 30 ans. Et si l’on regarde les premiers titres, on constate que l’esprit de la collection s’est maintenu jusqu’à présent avec la parution du cent-soixante-deuxième Points Sagesses. La naissance de la collection est contemporaine d’un regain d’intérêt pour la spiritualité de la part d’un public en quête d’authenticité. Ces lecteurs avaient une soif véritable de spiritualité ouverte au monde, pas seulement confinée à leur chapelle. Et ce n’était pas juste un effet de mode parisienne. Les libraires régionaux relayaient aussi ce besoin nouveau du lectorat. En tant qu’éditeur, nous avons répercuté cet appel vers l’Orient. Sofia Stril-Rever : Est-ce que l’appel vers les sagesses d’Orient est lié à l’arrivée des maîtres spirituels orientaux ? En France, les années 70 voient s’établir le maître zen vietnamien Thich Nhat Hanh, un maître tibétain tel que Kalou Rinpoche, et maître Deshimaru, maître zen japonais. Vincent Bardet : Maître Deshimaru est arrivé en France en 1967 et les fondateurs du Seuil, eux-mêmes marqués par la vie spirituelle, ont compris que l’air du temps était l’air du grand large. Les deux premiers best-sellers de Points Sagesse ont été des livres publiés pour la première fois en Occident, celui de Chögyam Trungpa Pratique de la voie tibétaine, et celui du japonais Shunryu Suzuki Esprit zen, esprit neuf. Le livre de Trungpa est l’un de ceux qui continue à se vendre le mieux aujourd’hui. Chögyam Trungpa est un auteur majeur de la collection Points Sagesses, avec douze titres parus. Sofia Stril-Rever :Tu as toi-même traduit le premier livre de Chögyam Trungpa ? Vincent Bardet : En 1973, quand je suis devenu moine zen en recevant l’ordination de maître Deshimaru, je n’ai pas encore rencontré Chögyam Trungpa. Pourtant à l’époque je suis conscient de l’importance de devenir son traducteur. Et plus tard, je deviens l’éditeur de Trungpa lorsqu’en 1990, avec Jean-Louis Schlegel, je prends la direction de Points Sagesses et que je publie Shambhala, la voie du guerrier. J’impulse avec ce livre la création d’un fond bouddhiste inédit. Aujourd’hui, grâce à nos publications, les étudiants du bouddhisme ont un mandala complet du Dharma, dans toutes ses dimensions. C’est la moelle du bouddhisme par les textes. On a couvert à la fois le bouddhisme fondamental avec des traductions de textes pali, le mahayana avec des traductions de Nagarjuna ou de Shantideva, le zen moderne avec les enseignements de maître Nan Huan Shin ou le zen ancien avec le traité de Bodhidharma, le vajrayana tibétain avec des textes du Dalaï-Lama, de Dilgo Khyentsé Rinpoche, de Kalou Rinpoche … "Je travaille pour changer la vie" Sofia Stril-Rever : On sent que le fait de débuter avec un auteur tel que Chögyam Trungpa a apporté quelque chose d’unique dans ton œuvre éditoriale. Une direction, une inspiration particulières ? Vincent Bardet : Nous avons fait pour Trungpa et avec lui un travail éditorial qui n’existe pas dans d’autres pays. Nous avons publié ses livres inédits en format poche. Il s’est ainsi créé une relation vigoureuse et subtile avec le bouddhisme. Un public large a eu accès à la transmission directe d’un maître vivant. Et dans l’enseignement de Trungpa, ce qu’il y a peut-être de plus fort est qu’il nous évite de tomber dans le piège d’un nouvel opium du peuple, le nirvana. La transmission de la spiritualité doit se faire sur la base d’une compréhension solide de la doctrine afin d’éviter le matérialisme spirituel qui repose sur la fixation égocentrique. Trungpa m’a aidé à développer une conscience aigüe de ma responsabilité éditoriale. Sofia Stril-Rever : Un livre peut changer une vie ? Vincent Bardet : Je m’adresse à des gens dont je sais que je peux changer la vie. Je travaille pour changer la vie, pas seulement pour nourrir mes enfants. Je publie d’ailleurs aussi des romans et j’en suis très heureux. Car les romans reflètent le réel de la condition humaine, tout comme le Dharma est le reflet de la réalité. C’est dans le rapprochement de ces deux visions qu’adviennent les prodiges de l’Eveil. Ma position évite l’idéalisme abstrait et le matérialisme désespéré. C’est la voie du Milieu qui conjugue concrètement les énergies. On perçoit la voie de l’Eveil autant dans le cri d’un jeune romancier contemporain que dans les paroles d’un vieux maître. Il faut être armé pour aborder la rive de l’Eveil dans toute sa dimension. Chögyam Trungpa m’a armé. "Deshimaru est mon père dans le Dharma et Trungpa ma mère" Sofia Stril-Rever : C’est le disciple d’un samouraï que Chögyam Trungpa a armé. Car en 1973, quand tu traduis ce maître tibétain, tu es disciple de maître Deshimaru. Vincent Bardet : Ce n’est pas contradictoire d’avoir été à l’école de ces deux maîtres. Car Deshimaru, comme Trungpa, mettent l’accent sur le travail du bodhisattva qui fait l’effort d’élever son niveau de conscience en solidarité avec ses contemporains. La solidarité dans l’histoire est inséparable de l’Eveil, aux yeux de ces maîtres qui croient en la possibilité de répandre les germes d’une société éveillée.
Sofia Stril-Rever : Ca ressemble à une histoire zen ! Vincent Bardet : En tout cas une vraie expérience initiatique, un peu dans le genre du coup de sandale de Tilopa dans la figure de Naropa. Mais aujourd’hui je pense que cela m’a donné une liberté plus grande pour présenter Deshimaru au public. J’ai été plus libre d’assumer un rôle, disons de hussard du zen, avec Marc de Smedt qui, chez Seghers, devint le premier éditeur de Deshimaru. Quant à moi, j’ai appliqué la devise des jésuites, perinde ac cadaver. Je suis devenu le collaborateur de Deshimaru dans l’effort de mise en forme de son discours puisque nous avons publié les enseignements d’une transmission orale du zen. La spontanéité de Deshimaru, samouraï dont l’esprit éclaté est, sur la base du zen, en prise avec les dimensions du monde, faisait violence aux dispositions intellectuelles de l’élite de l’époque. Les intellectuels au début n’arrivaient pas à entendre cet enseignement si libre, si direct. Deshimaru était un pionnier, je suis arrivé à vivre cette situation singulière dans une fidélité absolue et sourcilleuse à son enseignement. Sofia Stril-Rever : Ta situation est d’autant plus singulière que tu vis en fait une double filiation spirituelle, avec Trungpa et Deshimaru, deux maîtres exceptionnels qui vont profondément imprégner les consciences de notre époque. Vincent Bardet : Je peux dire que Deshimaru est mon père dans le Dharma et Trungpa ma mère. Après un quart de siècle, je réalise que j’ai vécu ainsi ces deux traditions qui insistent sur la pratique de la méditation. Mais dans la tradition du zen ou celle du mahamudra, il s’agit du même réel appréhendé, véhiculé par une culture différente. Ce qui est extraordinaire c’est qu’on n’a pas besoin de se convertir pour y accéder. On n’a même pas besoin d’être bouddhiste ! "Mon cœur est devenu capable de toutes les formes" Sofia Stril-Rever : Après 25 ans de métier éditorial dans une collection ouverte à toutes les traditions, quel est, selon toi, l’enjeu spirituel le plus important pour nous, aujourd’hui ? Vincent Bardet : On a besoin de savoir à quoi correspond l’engagement spirituel dans le monde moderne. Quand on a pris les vœux de bodhisattva ou qu’on a été ordonné moine zen, notre vie est au service des autres et du monde social. L’expérience spirituelle est une expérience intérieure. Mais cela ne signifie pas qu’on se retranche, au contraire mes maîtres m’ont engagé à m’immerger dans la société, à ne pas afficher ma différence. Dès qu’on aborde les disciplines de l’Eveil, on sait que tout le monde détient le joyau, caché dans les plis de son vêtement. Je suis très attentif à toutes les spiritualités, à partir de mes racines chrétiennes, mais j’aime aussi le hassidisme, le soufisme, l’hindouisme. Je dirai que dans ma génération la seule force de déconstruction véritable de l’ego et la seule force de structuration de la personnalité a été le bouddhisme, la psychanalyse aussi mais à un moindre niveau. C’est inouï quand on y pense, la réponse à l’oracle de Delphes, au Connais-toi toi-même, ce sont un lama tibétain ou un moine zen qui nous l’ont apportée. En occident, on avait perdu les clefs du trésor et les maîtres orientaux nous les ont rendues. C’est grâce à ces maîtres venus de loin que j’ai retrouvé l’accès à l’essence de nos traditions contemplatives. Thérèse d’Avila, St Jean de la Croix, Eckhart sont aux sources de l’être, de cette vacuité que les maîtres bouddhistes sont capables d’enseigner parce qu’ils la vivent. Je suis un guetteur sur ce sentier où on est porteur de la tradition, ce qui nous met en prise directe avec la modernité. Si les bodhisattvas, qui évoluent au plan subtil de l’être, sont en même temps capables de créer des sociétés d’Eveillés c’est qu’ils sont solidaires de l’ensemble des êtres vivants et du cosmos. On peut entraîner les autres avec soi quand on a développé un profond respect et un amour sincère de toutes les formes de vie. Est-ce que tu connais ce chant d’Ibn Arabi ? On n’a pas exprimé mieux que lui la force et la totalité de l’engagement spirituel :
Mars 2001
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