Partager la folie d’amour
par
Sofia Stril-Rever
Sofia Stril-Rever, vous publiez un livre d’entretiens avec sœur Emmanuelle, intitulé "LA FOLIE D’AMOUR[1]". Que signifie ce titre ?
La philosophe du XX° siècle, Simone Weil, a retravaillé cette expression de folie d’amour en la reliant à son expérience singulière de femme engagée dans la lutte ouvrière et la quête spirituelle. Elle a incarné la folie d’amour et elle en est morte puisque pendant la seconde Guerre mondiale, elle préférait donner ses tickets d’alimentation et nourrir les autres plutôt qu’elle-même. Elle a vécu un absolu de l’amour qu’elle sait rendre proche et vibrant dans ses écrits. La folie d’amour est aussi vivante dans le cœur de mère Teresa ou de grandes saintes que sœur Emmanuelle évoque dans ce livre. Elle nous raconte sa propre folie d’amour en parlant de la leur. Elle, qui vient d’avoir 97 ans, lorsqu’elle rappelle sa vie, nous dit que sa décision d’aller vivre dans les bidonvilles égyptiens a été « vraiment une folie. » Pourtant de ces 22 années de bidonville, elle n’hésite pas à dire que ce furent les plus belles ! Comment la bouddhiste que vous êtes entend-elle ces propos de sœur Emmanuelle ? Ce que dit sœur Emmanuelle résonne dans mon cœur avec les grands textes de la tradition bouddhiste, comme par exemple ce classique qu’est La marche vers l’Eveil[2] de Shantideva dont j’ai entendu plusieurs fois les commentaires par Sa Sainteté le Dalai-Lama. Je récite tous les jours la prière d’aspiration à l’Eveil extraite de ce livre : « Puissé-je devenir pour tous les êtres celui qui calme la douleur ! Puissé-je être pour les malades, le remède, le médecin, l’infirmier jusqu’à la disparition de la maladie ! Puissé-je calmer par des pluies de breuvage et de nourriture les supplices de la faim et de la soif et dans les périodes de famine des antarakalpa, puissé-je devenir moi-même breuvage et nourriture ! Puissé-je être pour les pauvres un grand trésor prêt à répondre à tous leurs besoins ! Tous mes corps, tous mes biens, tout mon mérite, passé, présent et futur, je les abandonne sans regret afin que le but de tous les êtres soit atteint...etc » J’ai récité cette prière à Lourdes notamment, en attendant mon tour à l’entrée de la grotte, auprès des malades, et la nuit pendant que les pèlerins chantaient autour de moi des Ave Maria. Les mots sont différents mais au cœur de l’expérience spirituelle on va au-delà des formes et des mots. Un livre tel que La Folie d’amour parle pour moi du trésor de l’esprit d’Eveil, bodhicitta, avec les mots des grandes priantes chrétiennes. Dans ce dialogue avec sœur Emmanuelle j’ai été portée par son propre détachement. Car elle m’a parlé avec toute sa formidable humanité approfondie dans le partage et le don de soi, avec un souffle de liberté vivante. J’ai tenté de remonter avec elle vers la source de sa force. Sa liberté m’a libérée de tout conditionnement et j’espère qu’elle libérera de même les lecteurs. Libération, c’est une notion bouddhiste ? Je n’ai pas employé ce mot au sens strictement bouddhiste, même si en effet on peut l’entendre ainsi. On se libère à tous les sens du terme quand on devient soi-même et on ouvre ainsi aux autres l’espace de leur propre liberté. C’est certainement dans la dimension du cœur que l’on accède à une universalité qui nous relie à tous les vivants. Ce lien dans le bouddhisme on l’appelle interdépendance ou inter-être comme le dit si justement le Vén. Thich Nhat Hanh. Les chrétiens parleront de la communion mystique et sœur Emmanuelle rappelle que catholique signifie étymologiquement « universel ». On pose des mots qui ne sont pas interchangeables car chaque système a sa cohérence, ses références. Si on mélange tout, comme le disait le Dalai-Lama, on risque de s’aventurer dans une entreprise stérile en voulant mettre une tête de yak sur un corps de mouton. Le but n’est donc pas de perdre nos repères mais de nous rapprocher en partageant le vécu de notre expérience spirituelle. Quand on aime Bouddha, comment ne pas aimer Jésus ? Maître Thich Nhat Hanh a merveilleusement mis en scène la rencontre de Jésus et de Bouddha dans son livre Jésus et Bouddha sont des frères[3]. Et j’ai parfois eu le bonheur de suivre ses enseignements de la nuit de Noël au Village des Pruniers. Dans un pays de tradition chrétienne, il sait revenir à l’essence de sagesse et d’amour du bouddhisme pour exprimer le cœur du message chrétien. Il arrive à enseigner le Dharma avec l’Evangile, avec le matériau spirituel qui a façonné nos esprits. Je n’oublierai pas cette femme qui avait été tellement touchée par cette nuit de Noël auprès de lui qu’elle déclarait les larmes aux yeux : « Il m’a rendu mon Jésus ! » De même lorsque le Dalai-Lama a commenté plusieurs passages des Evangiles, les chrétiens réunis autour de lui ont déclaré avoir redécouvert dans ces grands textes qui nourrissent leur foi un message renouvelé[4]. « On peut se passer de religion, mais pas d’amour, ni de compassion, » affirme le Dalai-Lama[5]. C’est l’un des messages de votre livre, La Folie d’amour ? On peut certainement se passer de religion. La preuve en est, selon le Dalai-Lama, que plus de la moitié de l’humanité aujourd’hui vit en dehors de la religion. En revanche l’amour et la compassion sont essentiels. Ce sont eux, nous rappelle Sa Sainteté, qui permettent à l’enfant de se développer harmonieusement. Les maîtres bouddhistes nous engagent à reconnaître la bonté de tous les êtres sensibles qui rendent notre vie possible et à les chérir comme des mères bienveillantes. J’ajouterais qu’il est difficile également de se passer de spiritualité. La spiritualité inclut les questions portant sur le sens de la vie, de la mort, le pardon, la réconciliation. Médecins et soignants, dans les cas de maladie grave ou en fin de vie, accompagnent ce questionnement de leurs malades, des personnes qui n’ont pas forcément d’ancrage religieux. Le processus de la maladie fait ressortir de telles questions latentes du domaine d’une spiritualité dite laïque. Je préférerais pour ma part évoquer « une spiritualité du cœur. » C’est cette spiritualité du cœur que j’ai retrouvée dans la rencontre qui s’est déroulée entre Matthieu Ricard et 350 médecins et soignants au CHU de Rouen, le 21 octobre dernier. Matthieu a su revenir à l’essentiel de son expérience spirituelle. Il s’est alors établi très naturellement un dialogue avec des médecins qui sont revenus à l’essentiel de leur pratique médicale élaborée au quotidien de la relation de soin. Ce soir-là la parole médicale a été de nature spirituelle. Matthieu n’était plus seulement un moine bouddhiste et les médecins n’étaient plus seulement des docteurs chevronnés. J’ai assisté au magnifique partage d’une folie d’amour. [1] La Folie d’amour, Flammarion, octobre 2005 La folie d’amour, entretiens avec Soeur Emmanuelle Emmanuelle (religieuse de Notre-Dame de Sion) et Stril-Rever, Sofia Soeur Emmanuelle revient sur les textes spirituels qui ont nourri sa vie. Ces poèmes, méditations ou prières écrits par des femmes (Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila, Simone Weil) apparaissent dans de courts entretiens thématiques : mai 68, l’amour des autres, l’engagement auprès des pauvres, etc. Ce témoignage spirituel est aussi une introduction à la mystique juive et chrétienne. ISBN : 2-08-210528-8 Date de parution : 10.10.2005
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